Les divergences d’opinion sur la situation actuelle en Allemagne de l’Ouest sont bien connues de tout le monde. Il y a, d‘une part, ceux qui pensent qu’une nouvelle Allemagne, démocratique et pacifique, est apparue après la catastrophe de 1945 et, d’autre part, ceux qui affirment que la mentalité allemande n’a pas changé. Bien que les dix essais qui constituent le nouveau livre de M. Pross* couvrent un champ beaucoup plus vaste, son ouvrage est essentiellement unecontribution à cette controverse fondamentale de notre temps. Il ne fait aucun doute que I’auteur, en tant qu’intellectuel allemand très réputé pour son courage et son indépendance, mérite une attention particulière.
L’analyse que fait M. Pross des récentes modifications qui se sont produites en Allemagne Occidentale est loin d ‚être optimiste. Il n’est pas un admirateur de Ia République Fédérale Allemande. Taut particulièrement, il ne cache pas son dédain pour la conception selon laquelle «une société est saine dès lors que son économie et son administration fonctionnent passablement». Sur ce point comme sur d’autres, sa position est presque à l’opposé de celle qu’adoptent Ia plupart des citoyens de Ia République Fédérale.
A leurs yeux, Ies années entre 1945 et 1949 représentent une période de misère, de pénurie, de désespoir qu’ils préfèrent oublier; en revanche, Ies années postérieures à 1950 constituent une ère de prospérité tellement extraordinaire qu’ils en parlent comme d’un miracle. M. Pross rejette entièrement ces vues simplistes. Pour lui, au contraire, les années 1945-1949 furent des années heureuses en dépit des souffrances matérielles, car «l’avenir semblait encore indéterminé». Il y avait pour l‘Allemagne une possibilité de renouveau que la création de la République Fédérale a rapidement réduite à néant. Après 1949, «les chances qui existaient en l’« année zéro »— possibilité de liquider le nazisme par de nouvelles méthodes d’éducation, protection systématique de la petite propriété, ainsi que d‘ autres changements d‘ordre social — toutes ces chances furent perdues». De plus, les débuts prometteurs d’une vie politique nouvelle et courageuse s’effondrèrent. Alors que le choc de 1945 avait stimulé politiquement la population, la République Fédérale, en mettant l‘accent sur la sécurité matérielle et l’amélioration du bien-être —réfrigérateurs, télévision, automobiles — a conduit de nouveau à l‘apathie politique et à l‘acceptation pure et simple de la direction et des consignes venant d’en haut. Or ces traits-là étaient déjà caractéristiques de la société allemande depuis le temps de Bismarck.
C’est pourquoi M. Pross demeure sceptique à l’égard de l‘opinion selon laquelle un changement radicalse serait produit en Allemagne depuis la guerre. Au contraire, l‘objet principal de son livre — comme l’indique le titre — est de faire ressortir les éléments de continuité entre l‘Allemagne avant et après la période hitlérienne. «Un examen plus attentif indique que le nazisme se ramenait à un faisceau de tendances qui existaient déjà avant son apparition et qui se maintiennent après sa disparition.» Cette phrase exprime à beaucoup d’égards l’idée maîtresse du livre de M. Pross. A son point de vue, le «défaut social» fondamental de la République Fédérale, à savoir «le manque de courage, de sens civique et d’ardeur», existait déjà avant que Hitler ne prît le pouvoir. C’était un état pathologique et les événements ultérieurs ne l‘ont pas supprimé.
Les observateurs étrangers qui examinent de près les affaires allemandes ne trouveront probablement guère à redire à ce diagnostic de M. Pross. Ils pourront également avoir l’impression que son ouvrage n’apporte que peu d‘éléments nouveaux. Toutefois, ceci n’est pas l’essentiel. L’importance considérable de l’ouvrage de M. Pross tient moins à la nouveauté de ses principaux arguments qu’à la vigueur et à la conviction avec lesquelles il les impose à l‘attention
de ses compatriotes. Son livre est un défi à ce contentement de soi-même qui est caractéristique de l’opinion allemande, et plus particulièrement à la forte tendance qui existe en Allemagne à considérer comme clos le chapitre du nazisme, celui-ci n’ayant plus désormais qu’un intérêt historique. Il a fallu sans aucun doute beaucoup de courage à l’auteur pour retourner ainsi son arme contre les mythes les plus populaires et les mieux enracinés du régime actuel de l‘ Allemagne Occidentale, et l’effet que son livre produira en République Fédérale ne peut être que salutaire. Néanmoins, d’un point de vue plus large, un observateur qui se trouve hors de l‘ Allemagne pourrait se demander si, en fin de compte, le tableau donné par l’auteur est toujours bien nuancé.
Selon mon impression personnlle, ce tableau de Ia vie des Allemands d’aujourd’hui est à certains égards exagérément sombre. Il faut reconnaître combien puissants sont dans l’histoire allemande les éléments de continuité; mais il est important aussi, pour avoir une vue exacte du problème, d’examiner de quelle façon la situation a changé depuis 1945. Par exemple, M. Pross signale la grande différence entre l’attitude de la jeunesse allemande d’aujourd’hui et celle des jeunes gens qui faisaient partie des mouvements de jeunesse entre 1920 et 1940 et qui furent si facilement entraînes dans le camp néo-nationaliste.
Il semble parfois que M. Pross, du fait qu’il ecrit avec l’ardeur d’un réformateur et la conviction d’un prédicateur, soit porté à souligner les défauts de la République Fédérale, comme s’ils étaient propres a l’Allemagne seule. En réalité, bien des traits de la société allemande, que l’auteur fustige, se retrouvent dans d’autres sociétés européennes, tant à l’Ouest qu’à l’Est. La République Fédérale, pour ne prendre qu’un exemple, n’est pas le seul pays où les gens souhaitent faire partie de la classe des hauts fonctionnaires. Ce n’est pas non plus le seul pays où des jeunes gens s’élèvent dans la société grâce à leur appartenance à un groupe ayant de l’influence, plutôt qu’à leur propre valeur. Dans des cas semblables, on a l’impression que M. Pross ne s’attaque pas tant aux défauts caractéristiques de la République Fédérale, qu’aux aspects de la société moderne qu’il désapprouve. Une désillusion en face de la politique, la préoccupation d’acquérir des biens matériels — de l’appareil de télévision à l’automobile — ce sont là les traits spécifiques d’une civilisation technique moderne et qui se rencontrent partout. Je ne suis pas convaincu de l’utilité de faire de la morale à ce sujet. Si ces tendances ont un caractère «pathologique» — ce que tout le monde n’admettrait pas — la République Fédérale n’est certainement pas la seule société dans le monde à être atteinte de ce mal.
La situation est peut-être differente lorsque l’on passe de l’aspect sociologique à l’aspect politique. M. Pross a certainement raison d’insister, comme d’autres l’ont fait avant lui, sur le fait que la République de Weimar de 1930 était sans doute encore plus nationaliste que l’Empire allemand de 1900. Le problème est de savoir si on peut en dire autant de la République de Bonn de 1960. Sur ce point capital, M. Pross ne s’exprime guère; pourtant, de toute évidence, il croit que les anciens sentiments de l‘ Allemagne à l’égard de ses voisins orientaux, et particulièrement de la Pologne, demeurent inchangés. J’ai l’impression que M. Pross, et d’autres écrivains qui jugent avec esprit critique l’Allemagne de l’Ouest, s’attendent à un changement trop rapide à cet égard. Or, pour se produire dans le cœur d’un peuple, un tel changement exige du temps et surtout ne peut avoir lieu que dans de nouvelles générations. Ce que nous pouvons raisonnablement espérer de mieux est une modification très l‘énte de l’état de choses. Pour ma part, je crois que ce changement d’attitude devient apparent. Il est certain que beaucoup d’Allemands ne se sont pas encore habitués a l’idée d’avoir perdu leurs soi-disant «territoires de l’Est». Pourtant, le nombre de ceux qui se sont faits à cette idée augmente. Aucun observateur connaissant réellement la jeune génération allemande née depuis 1930 ne peut penser que ces jeunes gens ont été envoûtés, comme la géneration qui les a précédés, par la magie du nationalisme ou par le mythe de la supériorité raciale.
Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une attitude qui pourrait changer en une nuit, balayée par un courant nouveau. Il est clair que les rapports internationaux se sont tellement modifiés depuis 1930 que l’idée d’une Allemagne pouvant rétablir la position qu’elle avait avant la guerre manque totalement de réalisme. C’est là une dure réalité que la majorité du peuple allemand commence enfin à comprendre. Après 1919, du fait de l’isolationnisme des Etats-Unis et de la faiblesse de l’Union Soviétique, consécutive à Ia guerre civile, la République de Weimar avait la possibilité de mener une politique de restauration de sa puissance; or une teIle possibilité n’existe plus aujourd’hui. On ne peut imaginer dans quelles circonstances la République Fédérale Allemande pourrait chercher à conquérir l’hégémonie en Europe, à la manière des gouvernements de Guillaume II et de Hitler.
Sur ce point fondamental, la position de Bonn est radicalement différente de celle de Ia République de Weimar; la continuité entre Ia période d’avant 1933 et celle d’après 1949, que M. Pross met en relief, ne s ‚etend certainement pas à ce domaine. Il est important néanmoins que le changement survenu dans Ia position de l’Allemagne en Europe s’imprime bien dans l’esprit des Allemands, et
c’est là, sans aucun doute, le service exceptionnel rendu par l’ouvrage de M. Pross. Il faut louer le courage dont il a fait preuve en soulevant certains problèmes peu populaires en Allemagne, mais qu’il est essentiel de faire comprendre à son peuple. La satisfaction que donnent aux Allemands certains succès de la République Fédérale est un danger qui risque de les rendre incapables de voir ses défauts et de nourrir un sentiment de suffisance qui est loin d’être justifié. En fait, il reste encore à la République Fédérale un long chemin à parcourir avant que le monde ne soit prêt à la considérer comme un pays réellement démocratique et pacifique. Si le livre de M. Pross aidait cette idée à s’implanter en Allemagne, il contribuerait réellement à créer de meilleures conditions en Europe, ce que tout le monde souhaite certainement.
Geoffrey Barraclough, Professeur à St. John’s College, Cambridge
*Harry Pross: Vor und nach Hitler. Zur deutschen Sozialpathologie (Avant et après Hitler. Contribution à la pathologie sociale des Allemands), Walter Verlag, OIten und Freiburg im Breisgau, 1962, 267 p.
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